Oksana Khmelnytska, travailleuse humanitaire en Ukraine de l'Est : ''Si vous trouvez des âmes sœurs, vous pouvez faire avancer les choses - où que vous soyez."
Oksana Khmelnytska, 47 ans, est thérapeute en traumatologie et coordinatrice de projet pour notre organisation partenaire "Psychological Crisis Service" en Ukraine. Pour Malteser International, elle dirige un projet local de soutien psychosocial pour les personnes souffrant des conséquences de la guerre dans l’Est de l’Ukraine. Dans cette interview, elle raconte la situation actuelle des ukrainiens et explique les défis auxquels les déplacés originaires des zones de conflit sont confrontés dans la vie quotidienne.
Oksana, depuis combien de temps travaillez-vous sur ce projet de soutien psychosocial aux personnes traumatisées par la guerre ? Comment vont-elles aujourd’hui ?
Oksana : "Je fais partie du projet depuis mars 2015. A première vue, la crise s'est naturellement atténuée. Certaines choses dans l'environment de la population se sont stabilisées. L'Ukraine possède un gouvernement et une armée régulière, et la confusion des premiers jours suite à Euromaïdan a disparu. Le réseau des organisations caricatives s'est également mieux organisé et établi. De l'extérieur, on dirait que tout s'est beaucoup amélioré. Or pour la population de l'Est de l'Ukraine, qui vit directement sur la "ligne de contact", c'est-à-dire à proximité du territoire des séparatistes, presque rien n’a changé. Ils souffrent toujours de bombardements totalement imprévisibles et ne savent jamais ce qui les attend."
Comment la situation sociale évolue-t-elle ?
"La famille a toujours été la première instance en Ukraine quand il s’agit de régler des problèmes. Aujourd'hui, nous constatons que les familles sont dépassées. Dans le passé, la famille était une base stable pour tout le monde. Aujourd'hui, il y a soudain des conflits autour de questions tout à fait existentielles : restons-nous dans la zone de conflit ou renonçons-nous à tout ? Une partie de la famille veut partir, les autres veulent rester. Les gens ne sont pas en sécurité, n'ont pas d'avenir sous leurs yeux et vivent dans des zones reculées. Puis un nouveau bombardement se produit et le lendemain matin, la famille se demande si elle doit réparer la maison à nouveau ou s'il vaut mieux simplement s'en aller. C'est difficile à supporter.
Nous voyons beaucoup de familles déchirées : dans certains cas, les hommes sont restés dans la zone séparatiste et ont peut-être aussi combattu de ce côté-ci. Les femmes ont emmené les enfants en lieu sûr, par exemple à Kiev. Ces familles sont rejetées dès que l'on apprend que l'homme est resté ‘’là-bas’’. Et pourtant à un moment, ces familles vont vouloir rentrer chez elles. Pour les enfants, c’est particulièrement difficile. Ils ont souvent grandi dans un conflit de loyauté entre les deux mondes. Comment un adolescent est-il censé gérer cela ? Ce sont généralement les femmes qui, d'une manière ou d'une autre, maintiennent l’unité de la famille, tout en faisant face à leurs propres insécurités et leurs propres expériences de guerre."
Comment se manifestent ces expériences de guerre ? Quelles sont les raisons qui poussent la population à se tourner vers les services psychosociaux ?
Les personnes qui vivent à proximité de la ligne de contact, qu'ils appellent ouvertement la "ligne de front", montrent deux phénomènes différents. Un groupe réduit toute sa vie à la survie, quitte à peine la maison, évite les échanges et se retire. L'autre groupe devient hyperactif, cherche un emploi, fait constamment quelque chose. Malgré cette agitation, ces personnes n'ont pas de but car elles ne peuvent pas échapper à la situation. Notre projet ne peut pas offrir aux gens un cessez-le-feu ou une solution globale. Nous essayons de montrer aux gens comment ils peuvent se prendre en main. Cela implique tout d'abord de comprendre ce qu’ils traversent. Les gens en savent très peu sur les liens psychologiques et sur la manière dont la guerre et les expériences traumatisantes les affectent. Nous leur montrons des alternatives à l'alcool, à l'agression et à l'autodestruction.
Dans les villages éloignés des villes, nous travaillons avec des équipes mobiles. Nous fournissons des premiers secours psychologiques et essayons, avant toute chose, de stabiliser les personnes affectées. Par la suite, ils ont besoin de stratégies leur permettant d'endurer la situation sans s’effondrer. De nombreuses études montrent que le stress mental augmente lorsque les traumatismes de guerre ne sont pas traités ou du moins abordés ouvertement. Sans soutien, il sera difficile pour ces personnes de vivre ensemble et pacifiquement. De plus, les troubles psychologiques risqueraient d’être transmis à la génération suivante.
Il n'existe actuellement aucun système étatique qui pourrait vraiment aider la population. En Ukraine, beaucoup de choses sont encore en plein bouleversement et en reconstruction. Le système de santé a aussi de nombreuses étapes de réforme à franchir et il y a un manque de capacité. On ne peut pas remplacer les services de l'État, mais on peut combler une pénurie d'approvisionnement pour que les gens ne perdent pas espoir."
Travaillons-nous aussi dans la zone séparatiste ?
"Pour des raisons bureaucratiques, nous ne pouvons pas y travailler. Cependant, dans les centres psychosociaux, nous avons aussi des patients qui vivent dans la zone séparatiste et qui font la navette entre les deux zones. Les centres sont ouverts à tous."
De quoi êtes-vous particulièrement fière concernant ce projet ?
"Deux choses me viennent immédiatement à l’esprit. Tout d’abord, en tant qu'équipe, nous avons beaucoup appris au cours de notre travail ces dernières années et nous nous sommes beaucoup développés. Malteser International nous a toujours fait confiance et nous a donné l'opportunité de tester différentes approches. Cela nous a donné beaucoup de responsabilités et nous en somme ressortis grandis. Nous avons utilisé des méthodes reconnues au niveau international. Malteser International est une organisation avec une longue tradition et beaucoup plus grande que nous. Néanmoins, nous nous sommes toujours sentis comme des partenaires égaux. Cela nous donne le sentiment que nous ne sommes pas seulement des partenaires, mais que nous faisons partie d'une grande organisation.
Ensuite, je suis heureuse d'avoir pu travailler avec la population ici et de mieux les connaître. L'est de l'Ukraine est loin de Kiev et nous en savons très peu sur ses habitants. Mais nous avons trouvé des gens qui ont les mêmes valeurs que nous, même s'ils parlent russe, et qui travaillent beaucoup. Ils veulent absolument faire quelque chose pour leur région ou leur ville. Aujourd'hui, je sais que si vous trouvez des âmes sœurs, vous pouvez faire avancer les choses – où que vous soyez.
Quand je repense à l'ensemble du projet aujourd'hui, je peux dire qu'il fait partie intégrante de ma vie. Et je dois dire : C’est une bonne partie. Qui sait ce que j’aurais commencé sans ce projet. Dans la situation actuelle, c'est le mieux que l’on puisse faire."
(Juillet 2019)